Le jardin national.

page (3/4)


La fête de l'Etre suprême (dessin de Duplessis-Bertaux, gravé par Berthaut).

Bientôt arrivèrent les colonnes du peuple, pénétrant dans le jardin par ses entrées latérales. Celles des hommes se rangèrent le long de la terrasse des Feuillants, celles des femmes et des enfants, le long de la terrasse du Bord de l’eau. Les bataillons des adolescents se mirent en ligne dans l’allée principale menant au Pont-tournant. Des jalons numérotés indiquaient les places à tenir par les différentes sections. Lorsque toutes furent enfin présentes, une députation se présenta au château pour prévenir les députés que le peuple était prêt ; car en effet, la présence de la Convention tout entière était prévue. Vêtus de leurs nouveaux costumes, précédés par la musique, les représentants gagnèrent les chaises rangées au sommet de l’amphithéâtre, tandis que les chanteuses de l’Opéra, habillées de blanc, couronnées de roses et portant des corbeilles de fleurs, s’installaient sur ses deux rampes accompagnées des musiciens. Les tambours de la musique militaire se placèrent en bas.

Cependant, Robespierre attendait, dans l’appartement du juré Vilate, situé au pavillon de l’Egalité, que sonne l’heure du début de la cérémonie. Il était habillé d’un frac bleu ceint d’une large ceinture tricolore, et d’une culotte de basin. « La joie brillait pour la première fois sur sa figure, raconte Vilate… Il fut étonné du concours immense qui couvrait le jardin des Tuileries. L’espérance et la gaieté rayonnaient sur tous les visages. Les femmes ajoutaient à l’embellissement par les parures les plus élégantes. On sentait qu’on célébrait la fête de l’auteur de la Nature. Robespierre mangeait peu. Ses regards se portaient souvent sur ce magnifique spectacle. On le voyait plongé dans l’ivresse de l’enthousiasme. ‘Voilà la plus intéressante portion de l’humanité. O Nature, que ta puissance est sublime et délicieuse ! Comme les tyrans doivent pâlir à l’idée de cette fête !’ Ce fut là toute sa conversation. »

Puis il parut enfin, peu après une heure de l’après-midi ; tenant à la main un bouquet d’épis de blé, de fleurs et de fruits, et gagna le fauteuil placé dans l’amphithéâtre pour y prononcer une harangue où il loua l’Etre suprême : « Il est arrivé le jour à jamais fortuné que le peuple consacre à l’Etre suprême ! Jamais le monde qu’il a créé ne lui offrit un spectacle aussi digne de ses regards. Il a vu régner sur la terre la tyrannie, le crime et l’imposture ; il voit dans ce moment une nation entière, aux prises avec les oppresseurs du genre humain, suspendre le cours de ses travaux héroïques, pour élever sa pensée et ses vœux vers le grand Etre qui lui donna la mission de les entreprendre et la force de les exécuter. N’est-ce pas lui dont la main immortelle, en gravant dans le cœur de l’homme le code de la justice et de l’égalité, y traça la sentence de mort des tyrans ? N’est-ce pas lui qui, dès le commencement des temps, décréta la République et mis à l’ordre du jour pour tous les siècles et pour tous les peuples, la liberté, la bonne foi et la justice ?… ». Lorsqu’il eut terminé, les choristes de l’Opéra entonnèrent l’hymne de Désorgues que Gossec avait mis en musique :

Père de l’Univers, suprême intelligence
Bienfaiteur ignoré des aveugles mortels
Tu révélas ton être à la reconnaissance
Qui seule éleva tes autels.
Ton temple est sur les monts, dans les airs, sur les ondes,
Tu n’as point de passé, tu n’as point d’avenir
Et sans les occuper tu remplis tous les mondes
Qui ne peuvent te contenir.


Ce fut alors que Robespierre s’avança vers le bassin. Se saisissant d’une torche, il mit le feu aux mannequins qui s’y dressaient. Une statue de la Sagesse quelque peu noircie apparut au milieu des cendres, et l’Incorruptible, revenu vers l’amphithéâtre, reprit la parole : « Il est entré dans le néant, ce monstre que le génie des rois avait vomi sur la France. Qu’avec lui disparaissent tous les crimes et tous les malheurs du monde… ».

La première partie de la fête était terminée. Un roulement de tambour annonça que le peuple et ses représentants devaient se porter au Champ de Mars pour la suite de la cérémonie. Un détachement de cavalerie précédé de ses trompettes prit la tête du cortège qui se formait, et s’ébranla en direction du Pont-tournant. Derrière lui marchaient le corps des sapeurs pompiers, les canonniers, cent tambours accompagnés des élèves de l’Institut national de musique, vingt-quatre sections toujours réparties en deux colonnes entre lesquelles se tenaient les bataillons d’adolescents armés de sabres, un corps de musique interprétant des airs patriotiques, les représentants entourés d’un immense ruban tricolore tenu par l’Enfance, l’Adolescence, la Virilité et la Vieillesse, respectivement ornées de violettes, de myrte, de chêne, de pampre et d’olivier, chaque député portant un bouquet de blé, de fleurs et de fruits, le grand char tiré par les taureaux, cent tambours, enfin les vingt-quatre autres sections s’avançant dans le même ordre que les premières, et accompagnées du char des enfants aveugles, lesquels exécutaient l’hymne à la Divinité composé par Deschamps et mis en musique par Bruni :

O Dieu puissant, invisible à nos yeux
Mais qu’en tes œuvres l’on contemple
O toi dont l’espace est le temple
Qui dans ta main tiens la terre et les cieux
Vers toi dont il a reçu l’être
Le Français élève sa voix
S’il a rougi d’obéir à des rois
Il est fier de t’avoir pour maître…

Un dernier corps de cavalerie fermait le cortège.