Le 10 Août.
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Dans l’élan fraternel qui les poussait à se joindre aux défenseurs du château, les insurgés considéraient d’un fort mauvais œil ceux qui s’obstinaient à demeurer dans le camp de la contre-révolution. Ce fut ainsi qu’une douzaine de sans-culottes pénétra dans le vestibule où se tenaient quelques factionnaires récalcitrants. Les patriotes les désarmèrent à coups de pique en poussant de grands éclats de rire. Aussitôt, les suisses de ce poste que commandait le capitaine de Castelberg se mirent en bataille sur les marches du grand escalier et sur le palier d’entresol, et ordre leur fut donné d’ouvrir le feu sur les sans-culottes. La décharge qui retentit soudain créa une indescriptible panique chez les insurgés. Le vestibule fut évacué en un instant et les soldats postés aux fenêtres du premier étage déclenchèrent une salve meurtrière sur les fédérés massés dans la cour Royale. Tragiquement surpris par cette réaction inattendue des défenseurs du château, les patriotes se précipitèrent sur la place du Carrousel, laissant cadavres, blessés, fusils et canons derrière eux, pour tenter de trouver refuge dans les rues du quartier. Cent vingt gardes suisses sortirent du château, les uns s’emparant de l’artillerie et les autres gagnant la porte de la cour pour fusiller les fuyards. Du côté du jardin, un détachement commandé par le capitaine de Salis parvint à s’emparer de trois pièces de canon près de la porte du Manège et à les ramener vers le château, non pourtant sans perdre une trentaine d’hommes. L’insurrection parisienne semblait écrasée.

Ce fut alors — vers neuf heures — que la situation se retourna brusquement en faveur des assaillants, et que l’on vit enfin arriver la colonne des insurgés du faubourg Saint-Antoine. Santerre avait en effet pris un grand retard à réunir tous les bataillons nécessaires, mais à ses forces s’étaient jointes en cours de route celles de plusieurs autres quartiers de la capitale. Quant au bataillon des gardes nationaux placé sous l’arcade Saint-Jean qui aurait dû pourchasser la colonne, il n’avait pas opposé la moindre résistance. Les patriotes qui s’étaient réfugiés dans les abords du Carrousel vinrent aussitôt rejoindre leurs compagnons tandis que les nouveaux canons étaient disposés face au château. Les toits en furent bombardés pendant près d’un quart d’heure. Un boulet traversa même la croisée de la chambre du lit dont il fit voler en éclats le baldaquin. Le tumulte devint extrême du côté de la défense ; les gentilshommes qui portaient des croix de Saint-Louis à leurs cous les retirèrent dans la crainte qu’elles n’excitent les assaillants dont la fureur augmentait à chaque minute. Les patriotes donnèrent également l’assaut du côté du jardin et les suisses chargés de les repousser du haut de la terrasse du premier étage jetèrent leurs armes au cri de « Nous sommes Français, nous sommes à la Nation ! ». Les bâtiments des cours furent incendiés. La plupart des soldats suisses abandonnèrent leurs postes pour se rassembler dans le vestibule, où ils épuisèrent leurs dernières munitions.

L'attaque du château, le 10 août 1792 (dessin de Monnet, gravé par Helman).

Le capitaine de Salis crut devoir retourner au Manège pour avertir le roi de la situation dramatique des défenseurs du château. Accompagné de plusieurs hommes, il traversa le jardin sous le feu des insurgés et parvint à gagner la porte de la salle. La famille royale se tenait dans une petite loge située derrière le président de l’Assemblée, Vergniaud. Un député apercevant le capitaine l’épée à la main lui demanda de s’en dessaisir sur-le-champ. « Sire, dit Salis en se tournant vers le souverain, on veut que je pose les armes. — Déposez-les entre les mains de la garde nationale, répondit ce dernier. Je ne veux pas que de braves gens comme vous périssent. » Et Louis XVI rédigea aussitôt un billet à l’intention du capitaine Durler : « Le roi ordonne aux suisses de déposer leurs armes, et de se retirer dans leurs casernes. »

La peine des soldats suisses, qui s’étaient promis au sacrifice, fut extrême à l’annonce de cet ordre, mais tous durent obéir et la reddition fut ordonnée. Mais les assaillants, qui s’étaient vus victimes une demi-heure plus tôt d’une décharge traîtresse, comme ils l’avaient été lors de la prise de la Bastille, n’étaient pas disposés à tenter de nouveau une réconciliation. Le combat de la Révolution contre la royauté ne pouvait se terminer que dans le sang. Les patriotes donnèrent l’assaut et envahirent le vestibule dont ils massacrèrent les occupants puis, par le grand escalier, déferlèrent dans les couloirs et les appartements, tuant tous les soldats qui s’y trouvaient. Les suisses qui voulurent demander grâce furent jetés par les fenêtres et achevés à coups de piques sur le pavé. D’autres tentèrent de gagner les combles du château pour y trouver refuge, mais ils furent rapidement découverts et pas un n’en réchappa. Une vingtaine de soldats que le peuple avait surpris dans la sacristie de la chapelle crièrent « Vive la nation » en déposant leurs armes, mais ils furent aussitôt égorgés. Un suisse eut l’idée de gagner la chambre à coucher de la reine pour se dissimuler sous le matelas du lit ; mais une poissarde qui désirait savoir comment l’ « Autrichienne » avait dormi s’y allongea et, s’apercevant qu’il y avait là un corps étranger, retourna le matelas ; le malheureux fut abattu sur place. Quant aux domestiques, huissiers et valets de chambre qui, au nombre d’une centaine, étaient restés dans le château, ils furent tous massacrés.

De nombreux royalistes tentèrent de gagner le jardin. Quelque cinq cents suisses, nobles, grenadiers et gardes nationaux descendirent sur la terrasse par l’escalier du pavillon de Flore et entreprirent de forcer la grille qui donnait sur le quai, mais plusieurs patriotes postés sur la terrasse du Bord de l’eau ouvrirent le feu. De nombreux fuyards furent fauchés par la mitraille. Les autres traversèrent le jardin jusqu’à la place Louis-XV, mais y pénétrèrent en grand nombre ; certains parvinrent à atteindre les Champs-Elysées ou la rue Saint-Florentin. Vingt-trois d’entre eux qui s’échappaient par la rue Royale furent abattus à coups de canon. Une compagnie entière de suisses fut décimée dans la rue de l’Echelle, une autre sur la place de Grève.

Une fois le massacre terminé, une partie de la foule put se livrer au pillage. Les premiers voleurs se précipitèrent dans les cuisines, où un malheureux aide fut jeté vivant dans un fourneau, s’emparèrent des comestibles et vidèrent les bouteilles. Dans les appartements, au milieu des cadavres dont le sang inondait parquets et escaliers, le saccage fut général. Les tapis furent arrachés, les tableaux percés, les armoires enfoncées, les vases renversés, les glaces brisées. On pilla la garde-robe. Les secrétaires de la famille royale furent fracturés et les bibliothèques vidées de leurs ouvrages. Les cours et la terrasse du château furent pendant plusieurs heures remplies de sans-culottes ivres morts et de mégères occupées à faire subir aux cadavres dénudés les mutilations les plus diverses.

A cinq heures de l’après-midi furent entassés dans la rue de l’Echelle les cadavres des victimes, qu’on avait dépouillé de leurs habits, tandis que les soldats postés à la sortie des cours arrêtaient les individus convaincus d’avoir participé au pillage du château. Ceux-ci étaient fouillés, les objets volés — surtout du linge — mis en tas, et les voleurs aussitôt exécutés.

Deux jours plus tard, le château fut complètement évacué et ses portes fermées. Les victimes, mises en charrettes et recouvertes de paille, furent transportées dans le terrain des anciens religieux de la Ville-l’Evêque où on les inhuma. La bataille du 10 août, qui avait vu sombrer la monarchie française, avait fait trois cent vingt-quatre morts du côté de l’attaque, le double du côté de la défense. Seuls avaient pu échapper au massacre cent quatre-vingt suisses ayant trouvé refuge dans les maisons du quartier, et les femmes de la famille royale, parmi lesquelles la duchesse de Tourzel, à qui les patriotes avaient fait grâce.