Dans l’élan
fraternel qui les poussait à se joindre aux défenseurs
du château, les insurgés considéraient d’un
fort mauvais œil ceux qui s’obstinaient à demeurer
dans le camp de la contre-révolution. Ce fut ainsi qu’une
douzaine de sans-culottes pénétra dans le vestibule où
se tenaient quelques factionnaires récalcitrants. Les patriotes
les désarmèrent à coups de pique en poussant de
grands éclats de rire. Aussitôt, les suisses de ce poste
que commandait le capitaine de Castelberg se mirent en bataille sur
les marches du grand escalier et sur le palier d’entresol, et
ordre leur fut donné d’ouvrir le feu sur les sans-culottes.
La décharge qui retentit soudain créa une indescriptible
panique chez les insurgés. Le vestibule fut évacué
en un instant et les soldats postés aux fenêtres du premier
étage déclenchèrent une salve meurtrière
sur les fédérés massés dans la cour Royale.
Tragiquement surpris par cette réaction inattendue des défenseurs
du château, les patriotes se précipitèrent sur la
place du Carrousel, laissant cadavres, blessés, fusils et canons
derrière eux, pour tenter de trouver refuge dans les rues du
quartier. Cent vingt gardes suisses sortirent du château, les
uns s’emparant de l’artillerie et les autres gagnant la
porte de la cour pour fusiller les fuyards. Du côté du
jardin, un détachement commandé par le capitaine de Salis
parvint à s’emparer de trois pièces de canon près
de la porte du Manège et à les ramener vers le château,
non pourtant sans perdre une trentaine d’hommes. L’insurrection
parisienne semblait écrasée.
Ce fut
alors — vers neuf heures — que la situation se retourna
brusquement en faveur des assaillants, et que l’on vit enfin arriver
la colonne des insurgés du faubourg Saint-Antoine. Santerre avait
en effet pris un grand retard à réunir tous les bataillons
nécessaires, mais à ses forces s’étaient
jointes en cours de route celles de plusieurs autres quartiers de la
capitale. Quant au bataillon des gardes nationaux placé sous
l’arcade Saint-Jean qui aurait dû pourchasser la colonne,
il n’avait pas opposé la moindre résistance. Les
patriotes qui s’étaient réfugiés dans les
abords du Carrousel vinrent aussitôt rejoindre leurs compagnons
tandis que les nouveaux canons étaient disposés face au
château. Les toits en furent bombardés pendant près
d’un quart d’heure. Un boulet traversa même la croisée
de la chambre du lit dont il fit voler en éclats le baldaquin.
Le tumulte devint extrême du côté de la défense
; les gentilshommes qui portaient des croix de Saint-Louis à
leurs cous les retirèrent dans la crainte qu’elles n’excitent
les assaillants dont la fureur augmentait à chaque minute. Les
patriotes donnèrent également l’assaut du côté
du jardin et les suisses chargés de les repousser du haut de
la terrasse du premier étage jetèrent leurs armes au cri
de « Nous sommes Français, nous sommes à la Nation
! ». Les bâtiments des cours furent incendiés. La
plupart des soldats suisses abandonnèrent leurs postes pour se
rassembler dans le vestibule, où ils épuisèrent
leurs dernières munitions.
Le capitaine
de Salis crut devoir retourner au Manège pour avertir le
roi de la situation dramatique des défenseurs du château.
Accompagné
de plusieurs hommes, il traversa le jardin sous le feu des insurgés
et parvint à gagner la porte de la salle. La famille royale
se tenait dans une petite loge située derrière le président
de l’Assemblée, Vergniaud. Un député apercevant
le capitaine l’épée à la main lui demanda
de s’en dessaisir sur-le-champ. « Sire, dit Salis en
se tournant vers le souverain, on veut que je pose les armes. — Déposez-les
entre les mains de la garde nationale, répondit ce dernier.
Je ne veux pas que de braves gens comme vous périssent. »
Et Louis XVI rédigea aussitôt un billet à l’intention
du capitaine Durler : « Le roi ordonne aux suisses de déposer
leurs armes, et de se retirer dans leurs casernes. »
La peine
des soldats suisses, qui s’étaient promis au sacrifice,
fut extrême à l’annonce de cet ordre, mais tous durent
obéir et la reddition fut ordonnée. Mais les assaillants,
qui s’étaient vus victimes une demi-heure plus tôt
d’une décharge traîtresse, comme ils l’avaient
été lors de la prise de la Bastille, n’étaient
pas disposés à tenter de nouveau une réconciliation.
Le combat de la Révolution contre la royauté ne pouvait
se terminer que dans le sang. Les patriotes donnèrent l’assaut
et envahirent le vestibule dont ils massacrèrent les occupants
puis, par le grand escalier, déferlèrent dans les couloirs
et les appartements, tuant tous les soldats qui s’y trouvaient.
Les suisses qui voulurent demander grâce furent jetés par
les fenêtres et achevés à coups de piques sur le
pavé. D’autres tentèrent de gagner les combles du
château pour y trouver refuge, mais ils furent rapidement découverts
et pas un n’en réchappa. Une vingtaine de soldats que le
peuple avait surpris dans la sacristie de la chapelle crièrent
« Vive la nation » en déposant leurs armes, mais
ils furent aussitôt égorgés. Un suisse eut l’idée
de gagner la chambre à coucher de la reine pour se dissimuler
sous le matelas du lit ; mais une poissarde qui désirait savoir
comment l’ « Autrichienne » avait dormi s’y
allongea et, s’apercevant qu’il y avait là un corps
étranger, retourna le matelas ; le malheureux fut abattu sur
place. Quant aux domestiques, huissiers et valets de chambre qui, au
nombre d’une centaine, étaient restés dans le château,
ils furent tous massacrés.
De nombreux
royalistes tentèrent de gagner le jardin. Quelque cinq cents
suisses, nobles, grenadiers et gardes nationaux descendirent sur
la terrasse
par l’escalier du pavillon de Flore et entreprirent de forcer
la grille qui donnait sur le quai, mais plusieurs patriotes postés
sur la terrasse du Bord de l’eau ouvrirent le feu. De nombreux
fuyards furent fauchés par la mitraille. Les autres traversèrent
le jardin jusqu’à la place Louis-XV, mais y pénétrèrent
en grand nombre ; certains parvinrent à atteindre les Champs-Elysées
ou la rue Saint-Florentin. Vingt-trois d’entre eux qui
s’échappaient
par la rue Royale furent abattus à coups de canon. Une compagnie
entière de suisses fut décimée dans la rue de
l’Echelle,
une autre sur la place de Grève.
Une fois
le massacre terminé, une partie de la foule put se livrer au
pillage. Les premiers voleurs se précipitèrent dans les
cuisines, où un malheureux aide fut jeté vivant dans un
fourneau, s’emparèrent des comestibles et vidèrent
les bouteilles. Dans les appartements, au milieu des cadavres dont le
sang inondait parquets et escaliers, le saccage fut général.
Les tapis furent arrachés, les tableaux percés, les armoires
enfoncées, les vases renversés, les glaces brisées.
On pilla la garde-robe. Les secrétaires de la famille royale
furent fracturés et les bibliothèques vidées de
leurs ouvrages. Les cours et la terrasse du château furent pendant
plusieurs heures remplies de sans-culottes ivres morts et de mégères
occupées à faire subir aux cadavres dénudés
les mutilations les plus diverses.
A cinq
heures de l’après-midi furent entassés dans la rue
de l’Echelle les cadavres des victimes, qu’on avait dépouillé
de leurs habits, tandis que les soldats postés à la sortie
des cours arrêtaient les individus convaincus d’avoir participé
au pillage du château. Ceux-ci étaient fouillés,
les objets volés — surtout du linge — mis en tas,
et les voleurs aussitôt exécutés.
Deux jours
plus tard, le château fut complètement évacué
et ses portes fermées. Les victimes, mises en charrettes et recouvertes
de paille, furent transportées dans le terrain des anciens religieux
de la Ville-l’Evêque où on les inhuma. La bataille
du 10 août, qui avait vu sombrer la monarchie française,
avait fait trois cent vingt-quatre morts du côté de l’attaque,
le double du côté de la défense. Seuls avaient pu
échapper au massacre cent quatre-vingt suisses ayant trouvé
refuge dans les maisons du quartier, et les femmes de la famille royale,
parmi lesquelles la duchesse de Tourzel, à qui les patriotes
avaient fait grâce.