Cependant, les forces du château s’organisaient encore,
particulièrement les gentilshommes, « gens de toute espèce
» qui gênaient les gardes nationaux par leur agitation,
et que La Chesnaye dénonça à la reine. «
Je vous réponds de tous les hommes qui sont ici, dit la souveraine.
Ils marcheront devant, derrière, dans les rangs, comme vous voudrez.
Ils sont prêts à tout ce qui pourra être nécessaire
; ce sont des hommes sûrs ». Ils se divisèrent en
deux compagnies de cent hommes environ chacune ; la première,
commandée par le baron de Viomesnil et le maréchal d’Hervilly,
se porta dans la galerie de Diane ; la seconde, dirigée par le
lieutenant de Puységur et le maréchal Pont-L’Abbé,
prit possession de la salle de l’Œil-de-bœuf. Chaque
compagnie fut divisée en plusieurs escouades de trente à
quarante hommes chacune, dirigée par des officiers généraux.
Des grenadiers furent également placés dans la galerie,
sur trois de hauteur et dos au Carrousel, et la première compagnie
de gentilshommes fut alignée parallèlement à eux,
le passage ainsi formé par les deux lignes étant destiné
aux aides de camp et aux officiers généraux.
A l’approche de l’instant décisif, le roi se détermina
à se confesser en présence de l’abbé Hébert,
tandis que les ministres débattaient des moyens de le sauver
avant que le peuple ne donne l’assaut. Vers huit heures déboucha
dans la salle du Conseil, où tous étaient réunis,
un officier municipal annonçant que les insurgés exigeaient
la déchéance du roi. La famille royale préféra
se retirer dans la chambre du souverain. Mais Roederer pressentait le
sort qu’on lui réservait une fois le château envahi
par les forces adverses. Il se décida à la rejoindre pour
la persuader de se rendre en lieu sûr sans tarder.
La chambre de Louis XVI était gardée par de nombreux
gentilshommes. Roederer et ses collègues du département
de Paris leur prièrent de s’écarter et pénétrèrent
dans la pièce où se trouvait la famille royale entourée
des ministres, de la princesse de Lamballe et de la duchesse de Tourzel.
« Sire, déclara Roederer, le département désire
parler à Sa Majesté, sans autres témoins que sa
famille. » Le roi, embarrassé, insista pour que les ministres
ne le quittent point. Le procureur-syndic y consentit. Puis il reprit
d’un ton grave : « Sire, Votre Majesté n’a
pas cinq minutes à perdre. Il n’y a de sûreté
pour elle que dans l’Assemblé nationale. L’opinion
du département est qu’il faut s’y rendre sans délai.
Vous n’avez pas dans les cours un nombre d’hommes suffisant
pour la défense du château ; leur volonté n’est
pas non plus bien disposée. Les canonniers, à la seule
recommandation de la défensive, ont déchargé leurs
canons. » Tout était donc perdu. Quitter sa demeure devenait
pour le roi son seul espoir de préserver son trône pour
quelques heures et sa vie pour quelques mois. « Marchons »,
ordonna-t-il.
La porte de la chambre s’ouvrit alors, et Roederer, précédant
la famille royale, s’adressa aux gentilshommes : « Le roi
et sa famille vont à l’Assemblée, seuls, sans autre
cortège que le département et les ministres, et une garde.
Veuillez ouvrir le passage ». Entourée des membres du département,
la famille royale parut alors. Le roi et Bigot de Sainte-Croix marchaient
en tête : derrière venait la reine donnant le bras droit
à Du Bouchage et tenant le dauphin de la main gauche ; la duchesse
de Tourzel, Marie-Thérèse et Madame Elisabeth la suivaient
; enfin venait madame de Lamballe conduite par d’Abancourt. Champion
et Le Roux de la Ville fermaient la marche. Le cortège descendit
le grand escalier et gagna le jardin, escorté par environ trois
cent suisses et gardes nationaux des Petits-Pères et des Filles-Saint-Thomas.
La traversée du jardin au milieu des feuilles mortes jusqu’à
la terrasse des Feuillants dura de longues minutes. Une députation
de la salle du Manège vint à la rencontre de la famille
royale : « Sire, dit l’un des représentants, l’Assemblée
empressée de concourir à votre sûreté vous
offre, et à votre famille, un asile en son sein ». Mais
de nombreux patriotes avaient envahi les abords du Manège et
bloquèrent le cortège sur l’escalier de la terrasse
pendant plus d’un quart d’heure. « Non, crièrent
deux sans-culottes, ils n’entreront pas à l’Assemblée
nationale ; ils sont la cause de tous nos malheurs ; il faut que cela
finisse ; à bas, à bas ! ». Roederer ne parvint
qu’avec peine à obtenir le silence et à écarter
la foule pour laisser passer le roi.
La défense continuait cependant à se disloquer. La nouvelle
du départ de la famille royale entraîna de multiples défections
chez la garde nationale. Langlade passa ouvertement à la Révolution
en tournant ses canons vers l’entrée du château et
en tentant de persuader les suisses de quitter leurs postes pour aller
fraterniser avec les insurgés. Un groupe de suisses et de grenadiers
se procura la clé de la porte donnant sur la pont Royal et parvint
à s’enfuir. Plusieurs dizaines de gardes nationaux redoutaient
d’être massacrés lorsque les patriotes auraient enfoncé
la porte Royale ; ils abandonnèrent également leurs positions.
Pendant ce temps était ordonné par le maréchal
de Mailly le retrait immédiat dans le château de tous les
soldats restés fidèles à la monarchie. Les trois
cours furent aussitôt évacuées, les six canons qui
s’y trouvaient étant restés sur place. Enfin, une
compagnie de grenadiers suisses se rangea en bataille sur la terrasse
nord du premier étage qui donnait sur le jardin, constituant
à elle seule la défense de ce côté.
Des quatre mille deux cents hommes qui protégeaient le château
aux premières heures du 10 août, il n’en restait
plus que la moitié : huit cent suisses, deux cent gentilshommes,
cent grenadiers et un millier de gendarmes totalement dispersés.
Le reste avait fait défection ou accompagné la famille
royale à l’Assemblée nationale.
L’heure était pourtant venue de livrer le combat. Les
insurgés manifestaient leur impatience depuis un long moment
en tentant d’enfoncer la porte Royale. Sachant le roi et sa
famille au milieu des députés, les défenseurs
du château
pouvaient oublier leurs scrupules et se jeter enfin dans la bataille
sans crainte que leur souverain ne soit victime de la fureur des
patriotes.
Il fut décidé d’ouvrir l’accès à
la cour Royale. Un suisse s’approcha de la porte d’honneur,
souleva la poutre qui en empêchait l’ouverture et s’enfuit
à toutes jambes tandis que les deux battants s’écartaient
sous la pression des assaillants. Les Marseillais furent les premiers
à se ruer dans la cour. Leurs forces se déployèrent
en deux équerres et le peuple s’empara des six canons
que les suisses avaient abandonné, et les tourna contre le
château.
Il ne se précipita pourtant pas dans le pavillon central comme
il l’avait fait deux mois plus tôt. Les patriotes avaient
en effet décidé de rallier leurs adversaires à
leur cause afin d’éviter toute effusion de sang. De nombreux
Marseillais s’approchèrent pour s’adresser aux
suisses : « Frères, venez avec nous ! ». Si, de
leurs fenêtres,
certains défenseurs firent alors signe aux insurgés de
se retirer sur-le-champ, d’autres abandonnèrent aussitôt
leurs postes et vinrent se joindre aux fédérés
en brandissant leurs chapeaux au bout de leur fusils, au cri de «
Vive la Nation ». D’autres encore jetèrent leurs
cartouches du premier étage en signe de fraternité.
Cela ne fit qu’encourager le capitaine Langlade à tenter
une nouvelle fois de convaincre l’ensemble des suisses de se
joindre aux patriotes. Il pénétra dans le vestibule
du château
et gravit le grand escalier jusqu’à la porte de la chapelle.
Les deux rampes menant au premier étage du pavillon central étaient
remplies de suisses et de grenadiers nationaux ; les portes étaient
barrées et plusieurs pièces de canon installées
sur le palier d’entresol, pointées contre le rez-de-chaussée.
Langlade exhorta les soldats à le suivre dans la cour.
Plusieurs grenadiers acceptèrent de se rendre ; ils descendirent
l’escalier
et rejoignirent les fédérés qui les désarmèrent
avant de les embrasser. Mais les officiers de la garde suisse qui
s’aperçurent
de ces nouvelles défections ordonnèrent à leurs
soldats de conserver leurs postes, et Langlade dut se résigner
à redescendre, en entraînant avec lui deux soldats supplémentaires.