La famille royale.

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On entrait au jardin par sept portes : du château, de la rue Saint-Honoré, du Manège, de l’Orangerie, du Pont-tournant, du quai et du pont Royal.

Toutefois, le jardin, considéré comme l’un des plus beaux de la capitale, ne constituait qu’une dépendance du château, dont l’entrée d’honneur était située du côté de la place du Carrousel. Trois cours, le long de sa façade est, l’en séparaient, délimitées par des murettes. La première, dite des Suisses, s’étendait face à la salle des Machines, donnant accès au pavillon de Marsan. Sur son côté est s’élevait un pâté irrégulier d’hôtels et de bâtiments divers, parmi lesquels des écuries, l’hôtel de la Vallière et l’hôtel de Brionne, donnant au nord sur une petite place située à l’extrémité de la rue de l’Echelle, à la hauteur du pavillon de Marsan, que l’on appelait communément le petit Carrousel. La seconde cour, beaucoup plus importante puisqu’elle faisait environ cent mètres carré, précédait le pavillon central du château qu’elle séparait de la place du Carrousel proprement dite. C’était la cour d’honneur, ou cour Royale. Enfin, la troisième cour, ou cour des Princes, bordait à la fois une partie de l’aile sud du château et une partie de la galerie du Bord de l’eau. Ces cours étaient toutes trois fermées à l’est par un mur assez bas, parallèle au château, comportant des piliers supportant un auvent, mur percé en son centre par la porte Royale, encadrée par deux corps de garde, et donnant accès à la cour du même nom. Elles étaient encombrées d’un grand nombre de bâtiments accessoires et hétéroclites, remises, écuries ou logements de toutes sortes.

La place du Carrousel, les cours, le château et le jardin à la fin du XVIIe siècle (gravure d'Aveline).

La place du Carrousel, quant à elle, était de dimensions restreintes. Elle était limitée, au nord par un pâté de maisons, au sud par le grand hôtel de Coigny, qui touchait presque la cour Royale et à l’est par la rue Saint-Nicaise, elle-même presque parallèle au château.

Dans ce grand palais qui allait devenir le logement quotidien de Louis XVI et de sa famille, les rois n’avaient que peu habité. Louis XIV en avait fait sa demeure en 1667 mais l’avait quitté pour Versailles onze ans plus tard. Louis XV y était resté presque sept ans, avant de rejoindre le palais de son arrière grand-père en 1722. Dès lors, les Tuileries étaient peu à peu tombées dans l’oubli.

Dans l’oubli, certes, mais seulement celui du roi. Car une fois le château abandonné, rien n’avait pu empêcher des personnes étrangères à la Cour de s’y installer librement. En quelques années, l’édifice s’était transformé en une véritable fourmilière, servant d’abri à des centaines d’artistes, de grands seigneurs, des pensionnés du roi, de dames de haut rang, de comédiens, d’invalides, d’écrivains, de Suisses, de maîtres d’hôtel, de valets ou de jardiniers dont beaucoup étaient accompagnés de leur familles. Le château avait beaucoup souffert de cette situation pendant plus d’un demi-siècle. Des pièces avaient été annexées ; des jours avaient été percés ; des couloirs, des escaliers, des entresols avaient été construits ; des cloisons avaient été élevées.

C’était surtout l’aile sud qui avait eu à subir ces modifications incessantes. La salle des Machines, elle, avait été davantage épargnée, et ce grâce à la présence dans ses murs de ce qui était resté la grande particularité du château : son théâtre. Les Vigarani, architectes italiens, en avaient dressé les plans avant que Le Vau ne le construise en 1662 et que Noël Coypel en peigne les plafonds. C’était à l’époque le plus grand théâtre d’Europe. On y avait joué « Psyché » en 1671, mais il n’avait retrouvé une authentique vitalité qu’à partir de 1763, avec l’installation au château de l’Opéra, puis celle de la Comédie française (1770), dont le succès avait attiré une foule importante. Marie-Antoinette avait d’ailleurs séjourné au château à de nombreuses reprises. En 1788, enfin, la salle des Machines avait été concédée à Monsieur, compte de Provence, mais Léonard Antier, le coiffeur de la reine, avait obtenu le privilège du théâtre.

Ce fut donc dans un château qui n’avait presque plus de commun avec celui de Louis XIV que son aspect extérieur, que la famille royale, après avoir quitté l’Hôtel de ville, arriva en ce 6 octobre 1789 vers les dix heures du soir. Le zèle de Mique, architecte-inspecteur du château — le créateur du hameau de Trianon — n’avait pas faibli un seul instant depuis le moment où il avait appris que le roi et les siens allaient quitter Versailles. En quelques heures, il était parvenu à déloger de l’immense bâtiment l’armée de particuliers qui s’y entassait depuis des années, non sans avoir eu à verser de nombreuses indemnités. Puis, on avait procédé hâtivement à l’évacuation du mobilier, à la démolition des cloisons indésirables, au cirage des parquets, aux raccords des peintures. Mais il aurait fallu à Mique et ses adjoints la force d’Hercule pour parvenir en quelques heures à refaire de ce château le majestueux palais du Roi Soleil. L’édifice que l’on offrait à Louis XVI était dans le plus piteux des états. Les pièces étaient d’inégale dimension, et pour la plupart glacées ; les fenêtres joignaient mal ; les vitres étaient brisées ; le bois était pourri ; la charpente menaçait ruine ; les escaliers étaient obscurs et interminables ; les murs étaient dégarnis ; des fauteuils soutenaient les portes ; l’humidité s’infiltrait. Le château était exposé à tous les dangers, en particulier celui de feu ; en juin 1787, un incendie s’était déclaré dans une mansarde du pavillon de Flore, dont la toiture s’était écroulée dans une gerbe de flammes.

Occupé avant tout à déloger le château de ses encombrants locataires, Mique n’avait pas eu le temps d’y installer les objets les plus nécessaires. On ne trouva pas une chaise, pas une table, pas un lit, et il fallut dresser à la hâte quelques lits de sangle qui firent passer au roi et à sa famille une nuit difficile. Tandis que Madame de Tourzel tentait de barricader sa chambre tant bien que mal, le dauphin s’assoupit dans une pièce ouverte à tous les vents et non gardée.

Le lendemain matin, les cris de la foule amassée dans les cours et le jardin, surtout des femmes, firent comprendre au roi et à sa famille que le peuple était venu sans tarder acclamer les nouveaux arrivants ; car leur présence dans Paris constituait pour les Parisiens un événement de première importance. Marie-Antoinette consentit à se montrer au balcon. Des acclamations effrénées l’accueillirent aussitôt ; les femmes crièrent : « Vive Marie-Antoinette, vive notre bonne reine ! » et, pour les en remercier, la jeune femme détacha les fleurs et les rubans qui ornaient son chapeau et les lança à la foule. Quant au roi, il s’occupa à écrire à l’assemblée pour lui demander de le rejoindre à Paris : « Messieurs, les témoignages d’affection que j’ai reçu des habitants de ma bonne ville de Paris, les instances de la Commune, me déterminent à y fixer mon séjour le plus habituel. Dans la confiance où je suis toujours que vous ne voulez pas vous séparer de moi, je désire que vous nommiez des commissaires pour rechercher ici le local le plus convenable ; je donnerai, sans délai, des ordres pour le préparer. Ainsi, sans ralentir vos utiles travaux, je rendrai plus faciles et plus promptes les communications qu’une confiance mutuelle rend de plus en plus nécessaires. » Puis il reçut le maire de la ville, Bailly, et plusieurs commissaires chargés de lui rendre compte des mesures à prendre pour le maintien de l’ordre public.

L’assemblée quitta bientôt la salle des Menus-Plaisirs de Versailles pour venir s’installer, le 19 octobre, dans la salle de l’Archevêché. Puis, celle-ci menaçant de s’écrouler, les Constituants prirent possession, le 9 novembre, du Manège des Tuileries, local beaucoup plus commode, mais non sans graves défauts, puisque la voix des orateurs était systématiquement absorbée par les voûtes de l’édifice.

Mais l’essentiel de cette journée du 7 octobre fut consacré par la famille royale au choix de ses différents appartements. Il fallait pallier au plus vite l’obscurité et le délabrement des pièces dont le petit dauphin n’avait pas tardé à se plaindre : « Tout est ici bien laid, maman. — Mon fils, lui avait répondu la reine, Louis XIV y logeait bien. Nous ne devons pas être plus difficiles que lui. » Pourtant la reine elle-même ne pouvait qu’avec peine effacer de sa mémoire le luxe de Versailles.