Le conseil des Anciens.

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La journée du 18 fructider an V (dessin de Girandet, gravé par Berthaut).

Cependant, l’annonce de l’invasion des Tuileries par les troupes d’Augereau avait poussé d’autres députés de droite à gagner le château. De le Rue rejoignit ses collègues pour partager leur sort. Mathieu Dumas voulut faire de même lorsque, s’apprêtant à gravir les marches de l’escalier du pavillon de la Liberté qui menait à la commission, il aperçut les représentants qui, des fenêtres du premier étage, lui lançaient un petit billet lesté d’un bout de pain qui ne fut pas remarqué par des sentinelles : « Nous sommes arrêtés, vous allez l’être ; sauvez-vous, vous nous valez mieux dehors ». Grâce à son costume militaire, Dumas parvint à quitter le jardin sans se faire arrêter.

Quelques instants plus tard se présenta un aide de camp d’Augereau, entouré de soldats, dans la salle de la commission. Les députés refusant de sortir d’eux-mêmes, la force s’avérait seule possible. « Au nom du Directoire, dit l’aide de camp, je vous arrête. » Le prestige de Pichegru était encore assez grand dans l’armée pour que l’un des députés espère le départ de la troupe : « Seriez-vous assez lâches pour arrêter les représentants du peuple, pour porter la main sur Pichegru, votre général ? » Les soldats hésitèrent un instant ; mais Augereau survint pour leur ordonner de saisir des députés sur-le-champ. « Eh ! bien, frappez ! hurla Pichegru en découvrant sa poitrine. Nous ne sortirons d’ici que morts ! ». Une lutte s’engagea ; Pichegru, d’une force peu commune, se débattit, tordant même la baïonnette d’un soldat ; ses habits furent mis en lambeaux. Enfin maîtrisés, les députés furent descendus par l’escalier jusqu’aux voitures qui devaient les transporter au Temple. Un officier croisa Pichegru : « Te voilà donc, général des brigands ? — Oui, répondit l’autre, quand je te commandais ! ».

L’arrestation effectuée, les Anciens qui s’étaient réunis dans la salle des séances du conseil en furent chassés, vers sept heures, le Directoire ayant interdit qu’ils se réunissent. Une trentaine d’entre eux se formèrent en cortège, leur président en tête, sur la place du Carrousel, pour exiger que l’accès du château leur soit permis ; une charge de cavalerie finit par les disperser.
Le Conseil des Anciens et celui des Cinq-Cents, rassemblés dans la nuit, votèrent le 19 fructidor l’annulation des élections dans de nombreux départements, l’élimination de cent soixante-dix-sept députés et la déportation de soixante-cinq personnes, dont Pichegru, mesures dictées par le Directoire.

Le coup d’état avait violé la Constitution. Ceux qui suivirent, en l’an VI et l’an VII, discréditèrent plus encore le régime. Siéyès était de ceux qui jugeaient indispensable une révision de la Constitution ; mais la procédure légale était trop complexe pour que l’on puisse l’envisager un seul instant. Faisant appel à Bonaparte, à Paris depuis vendémiaire an VIII (octobre 1799), Siéyès envisagea un nouveau coup d’état pour faire plier les conseils. Tout fut rapidement préparé, Siéyès s’étant attiré de nombreux appuis, dont celui du président du Conseil des Anciens. Le plan consistait à éloigner les conseils de la capitale, sous le prétexte d’un complot, pour leur faire voter sous la pression des troupes de Bonaparte l’instauration d’un gouvernement provisoire.

Le 18 brumaire an VIII (9 novembre 1799), à cinq heures du matin, la commission des inspecteurs, au rôle dès lors capital, chargea une vingtaine de sous-officiers de la garde du conseil de se rendre chez les députés pour leur signaler une convocation exceptionnelle ; les inspecteurs disposaient en effet depuis floréal an IV (mai 1796) d’une liste des adresses de tous les représentants. Ordre fut donné de doubler les postes du château et d’apprêter la garde. Les directeurs furent également invités à se présenter.

Les Anciens arrivèrent au château vers sept heures et se réunirent dans le salon de la Liberté en attendant l’ouverture de la séance, s’interrogeant sur le motif de leur convocation. Le quartier était alors parfaitement calme. S’étant enfin installés dans la salle des séances, le président donna la parole au député Cornet (du Loiret) qui, au nom de la commission des inspecteurs, dénonça le « complot anarchiste » qui menaçait la représentation nationale : « …Les symptômes les plus alarmants se manifestent depuis plusieurs jours ; les rapports les plus sinistres nous sont faits. Si des mesures ne sont pas prises, si le Conseil des Anciens ne met pas la patrie et la Liberté à l’abri des plus grands dangers qui les aient encore menacés, l’embrasement devient général… Votre commission sait que les conjurés se rendent en foule à Paris ; que ceux qui s’y trouvent déjà n’attendent qu’un signal pour lever leurs poignards sur les représentants de la Nation… » Il fut ensuite remplacé à la tribune par Régnier, qui fit voter le décret décisif : « Le Corps législatif est transféré dans la commune de Saint-Cloud. » Une « adresse aux Français » fut également adoptée.

Cornet se rendit ensuite chez Bonaparte pour l’avertir de sa nomination à la tête de la garde du Corps législatif. Accompagné de son état-major, le général parcourut les Champs-Elysées à cheval pour inviter ses troupes à se rendre au jardin National afin d’y être passées en revue. Puis, entouré de plusieurs généraux, parmi lesquels Berthier et Mac-Donald, il se présenta à la barre du Conseil des Anciens pour prêter serment de sauver la liberté et témoigner de son zèle. La séance fut levée aux cris de « Vive la République, vive la Constitution ! ». Bonaparte se rendit ensuite à la commission des inspecteurs pour y prendre des mesures, donner des ordres, rédiger des proclamations et constituer un état-major ; Lannes fut désigné pour commander les troupes du château, secondé par Milhaud.

Quelques temps après débouchèrent dans le jardin les troupes de ligne, dragons, chasseurs à cheval et cavaliers venus des Champs-Elysées, auxquels se joignirent les grenadiers du conseil et une partie de la garde du Directoire ; ces quatre à cinq mille hommes se rangèrent en bataille face au château. A onze heures, Bonaparte les passa en revue et les harangua ; les cris de « Vive la République, vive Bonaparte ! » retentirent. Le général se retira ensuite à la commission, où il passa le reste de la journée.

Les proclamations de Bonaparte aux Parisiens affichés sur les murs de la capitale avaient cependant attiré une foule nombreuse de curieux autour du palais National ; mais ils ne pouvaient pénétrer, ni dans le jardin, ni dans la cour.

Le général ne quitta le château pour son domicile que le 19 brumaire à deux heures du matin. L’état-major passa dans la nuit dans une des salles du bureau des procès-verbaux, au rez-de-chaussée du pavillon de la Liberté, et Lannes, au quartier général qu’il avait fixé dans la salle de l’ancien Comité des décrets, attenante au bureau. De nombreux soldats couchèrent dans la salle des séances du Conseil des Anciens et le salon de la Liberté.

Au petit jour, les troupes quittèrent le château pour se rendre à Saint-Cloud, où les représentants se rendirent à leur tour entre huit et dix heures. Dans la soirée, tout était finit ; la Révolution était terminée.

Le château fut affecté aux consuls par la loi du 3 nivôse an VIII (24 décembre 1799), et la salle de Gisors, bientôt démolie.

Une fois installé dans sa nouvelle demeure, Bonaparte ne manqua pas d’en visiter tous les recoins. Les douleurs engendrées par les jours sombres si souvent vécus par le château semblaient se lire sur ses vieux murs couverts de graffiti. « Ceci est triste, général » soupira Roederer qui accompagnait le consul. Et celui-ci de répondre : « Oui, triste comme la grandeur ».