
Cependant,
l’annonce de l’invasion des Tuileries par les troupes
d’Augereau avait poussé d’autres députés
de droite à gagner le château. De le Rue rejoignit
ses collègues pour partager leur sort. Mathieu Dumas voulut
faire de même lorsque, s’apprêtant à gravir
les marches de l’escalier du pavillon de la Liberté
qui menait à la commission, il aperçut les représentants
qui, des fenêtres du premier étage, lui lançaient
un petit billet lesté d’un bout de pain qui ne fut
pas remarqué par des sentinelles : « Nous sommes arrêtés,
vous allez l’être ; sauvez-vous, vous nous valez mieux
dehors ». Grâce à son costume militaire, Dumas
parvint à quitter le jardin sans se faire arrêter.
Quelques
instants plus tard se présenta un aide de camp d’Augereau,
entouré de soldats, dans la salle de la commission. Les députés
refusant de sortir d’eux-mêmes, la force s’avérait
seule possible. « Au nom du Directoire, dit l’aide de
camp, je vous arrête. » Le prestige de Pichegru était
encore assez grand dans l’armée pour que l’un
des députés espère le départ de la troupe
: « Seriez-vous assez lâches pour arrêter les
représentants du peuple, pour porter la main sur Pichegru,
votre général ? » Les soldats hésitèrent
un instant ; mais Augereau survint pour leur ordonner de saisir
des députés sur-le-champ. « Eh ! bien, frappez
! hurla Pichegru en découvrant sa poitrine. Nous ne sortirons
d’ici que morts ! ». Une lutte s’engagea ; Pichegru,
d’une force peu commune, se débattit, tordant même
la baïonnette d’un soldat ; ses habits furent mis en
lambeaux. Enfin maîtrisés, les députés
furent descendus par l’escalier jusqu’aux voitures qui
devaient les transporter au Temple. Un officier croisa Pichegru
: « Te voilà donc, général des brigands
? — Oui, répondit l’autre, quand je te commandais
! ».
L’arrestation
effectuée, les Anciens qui s’étaient réunis
dans la salle des séances du conseil en furent chassés,
vers sept heures, le Directoire ayant interdit qu’ils se réunissent.
Une trentaine d’entre eux se formèrent en cortège,
leur président en tête, sur la place du Carrousel,
pour exiger que l’accès du château leur soit
permis ; une charge de cavalerie finit par les disperser.
Le Conseil des Anciens et celui des Cinq-Cents, rassemblés
dans la nuit, votèrent le 19 fructidor l’annulation
des élections dans de nombreux départements, l’élimination
de cent soixante-dix-sept députés et la déportation
de soixante-cinq personnes, dont Pichegru, mesures dictées
par le Directoire.
Le
coup d’état avait violé la Constitution. Ceux
qui suivirent, en l’an VI et l’an VII, discréditèrent
plus encore le régime. Siéyès était
de ceux qui jugeaient indispensable une révision de la Constitution
; mais la procédure légale était trop complexe
pour que l’on puisse l’envisager un seul instant. Faisant
appel à Bonaparte, à Paris depuis vendémiaire
an VIII (octobre 1799), Siéyès envisagea un nouveau
coup d’état pour faire plier les conseils. Tout fut
rapidement préparé, Siéyès s’étant
attiré de nombreux appuis, dont celui du président
du Conseil des Anciens. Le plan consistait à éloigner
les conseils de la capitale, sous le prétexte d’un
complot, pour leur faire voter sous la pression des troupes de Bonaparte
l’instauration d’un gouvernement provisoire.
Le
18 brumaire an VIII (9 novembre 1799), à cinq heures du matin,
la commission des inspecteurs, au rôle dès lors capital,
chargea une vingtaine de sous-officiers de la garde du conseil de
se rendre chez les députés pour leur signaler une
convocation exceptionnelle ; les inspecteurs disposaient en effet
depuis floréal an IV (mai 1796) d’une liste des adresses
de tous les représentants. Ordre fut donné de doubler
les postes du château et d’apprêter la garde.
Les directeurs furent également invités à se
présenter.
Les
Anciens arrivèrent au château vers sept heures et se
réunirent dans le salon de la Liberté en attendant
l’ouverture de la séance, s’interrogeant sur
le motif de leur convocation. Le quartier était alors parfaitement
calme. S’étant enfin installés dans la salle
des séances, le président donna la parole au député
Cornet (du Loiret) qui, au nom de la commission des inspecteurs,
dénonça le « complot anarchiste » qui
menaçait la représentation nationale : « …Les
symptômes les plus alarmants se manifestent depuis plusieurs
jours ; les rapports les plus sinistres nous sont faits. Si des
mesures ne sont pas prises, si le Conseil des Anciens ne met pas
la patrie et la Liberté à l’abri des plus grands
dangers qui les aient encore menacés, l’embrasement
devient général… Votre commission sait que les
conjurés se rendent en foule à Paris ; que ceux qui
s’y trouvent déjà n’attendent qu’un
signal pour lever leurs poignards sur les représentants de
la Nation… » Il fut ensuite remplacé à
la tribune par Régnier, qui fit voter le décret décisif
: « Le Corps législatif est transféré
dans la commune de Saint-Cloud. » Une « adresse aux
Français » fut également adoptée.
Cornet
se rendit ensuite chez Bonaparte pour l’avertir de sa nomination
à la tête de la garde du Corps législatif. Accompagné
de son état-major, le général parcourut les
Champs-Elysées à cheval pour inviter ses troupes à
se rendre au jardin National afin d’y être passées
en revue. Puis, entouré de plusieurs généraux,
parmi lesquels Berthier et Mac-Donald, il se présenta à
la barre du Conseil des Anciens pour prêter serment de sauver
la liberté et témoigner de son zèle. La séance
fut levée aux cris de « Vive la République,
vive la Constitution ! ». Bonaparte se rendit ensuite à
la commission des inspecteurs pour y prendre des mesures, donner
des ordres, rédiger des proclamations et constituer un état-major
; Lannes fut désigné pour commander les troupes du
château, secondé par Milhaud.
Quelques
temps après débouchèrent dans le jardin les
troupes de ligne, dragons, chasseurs à cheval et cavaliers
venus des Champs-Elysées, auxquels se joignirent les grenadiers
du conseil et une partie de la garde du Directoire ; ces quatre
à cinq mille hommes se rangèrent en bataille face
au château. A onze heures, Bonaparte les passa en revue et
les harangua ; les cris de « Vive la République, vive
Bonaparte ! » retentirent. Le général se retira
ensuite à la commission, où il passa le reste de la
journée.
Les
proclamations de Bonaparte aux Parisiens affichés sur les
murs de la capitale avaient cependant attiré une foule nombreuse
de curieux autour du palais National ; mais ils ne pouvaient pénétrer,
ni dans le jardin, ni dans la cour.
Le
général ne quitta le château pour son domicile
que le 19 brumaire à deux heures du matin. L’état-major
passa dans la nuit dans une des salles du bureau des procès-verbaux,
au rez-de-chaussée du pavillon de la Liberté, et Lannes,
au quartier général qu’il avait fixé
dans la salle de l’ancien Comité des décrets,
attenante au bureau. De nombreux soldats couchèrent dans
la salle des séances du Conseil des Anciens et le salon de
la Liberté.
Au
petit jour, les troupes quittèrent le château pour
se rendre à Saint-Cloud, où les représentants
se rendirent à leur tour entre huit et dix heures. Dans la
soirée, tout était finit ; la Révolution était
terminée.
Le
château fut affecté aux consuls par la loi du 3 nivôse
an VIII (24 décembre 1799), et la salle de Gisors, bientôt
démolie.
Une
fois installé dans sa nouvelle demeure, Bonaparte ne manqua
pas d’en visiter tous les recoins. Les douleurs engendrées
par les jours sombres si souvent vécus par le château
semblaient se lire sur ses vieux murs couverts de graffiti. «
Ceci est triste, général » soupira Roederer
qui accompagnait le consul. Et celui-ci de répondre : «
Oui, triste comme la grandeur ».