De Varennes au 20 juin.

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Une effervescence populaire régnait d’ailleurs autour des Tuileries depuis quelques temps. Une troupe de gens armés vint un jour planter devant l’entrée du pavillon central un drapeau tricolore surmonté d’un bonnet rouge. Des chants patriotiques furent entendus sur la terrasse des Feuillants, tandis que l’on pouvait lire sur des placards collés sur les portes de château : « Point de roi, point de liste civile. Un roi est un obstacle au bonheur du peuple. Vive la Nation, vive la Liberté, à bas les traîtres ! » Les patriotes fréquentèrent de plus en plus les alentours du Manège. Le maire de Paris, Pétion, pouvait écrire le 30 mai 1792 au président de l’Assemblée : « L’intérêt et la curiosité, le désir de présenter des hommages à l’Assemblée, ont réuni hier de bonne heure autour du lieu de ses séances et dans les environs des Tuileries, un assez grand nombre de citoyens. Le peuple s’est abandonné avec énergie à ces élans de patriotisme que seul l’amour de la Liberté inspire. Toutes les armes ont fraternisé. Les citoyens se sont mêlés et confondus ; l’air a retenti des cris d’allégresse et de cet air fameux qui réjouit les bons citoyens et fait trembler les méchants. Tout nous a retracé l’image des premiers jours de la Révolution. L’affluence, loin de diminuer dans le cours de la journée, s’est encore accrue. Les groupes ont été considérables ; mais on n’a point aperçu ce genre d’agitation qui laisse craindre pour ses suites ; on paraissait tous animés du même sentiment, celui de l’amour de la patrie. La garde nationale a beaucoup montré de zèle pour le maintien de l’ordre. ». Par peur d’un débordement, il fut ordonné de doubler les postes du château et de fermer toutes les issues extérieures.

Ce fut le 20 juin, un an donc après la fuite du roi, que se produisit l’inévitable journée de protestation populaire contre l’attitude royale. Le mouvement couvait depuis un mois dans certaines sections avancées de la capitale. Dès le matin se rassemblèrent les sans-culottes des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau, sous la direction d’Alexandre et du brasseur Santerre. Il s’agissait avant tout de se présenter dans la salle du Manège pour lire une adresse aux représentants, puis de planter un mai pour commémorer l’anniversaire du serment du Jeu de Paume. Une fois les bataillons des deux chefs réunis, la colonne des manifestants s’engagea dans les rues Saint-Antoine puis Saint-Honoré, traînant derrière elle l’arbre de la Liberté couché sur une voiture. D’abord composée d’à peine mille cinq cents hommes, la foule grossit considérablement à partir de onze heures aux appels de Santerre engageant les curieux à se joindre aux sans-culottes.

Ce fut à la hauteur de la place Vendôme qu’une partie de la colonne s’engouffra brusquement dans le passage étroit qui menait à la terrasse des Feuillants. Le bataillon armé de la garde nationale qui en gardait l’accès dut s’empresser d’en fermer la grille d’entrée avant que le peuple n’ait le temps d’envahir le jardin du château. Ce fut une cohue inextricable, les manifestants continuant à affluer de la rue Saint-Honoré provoquant une forte poussée. On tenta en vain d’enfoncer la grille. L’officier Mouchet se rendit au château pour rendre compte au roi de la situation. Après une hésitation, celui-ci accepta que l’on fasse ouvrir les portes du jardin. Mais les manifestants avaient déjà réussi à forcer la grille, et la terrasse fut envahie. A midi s’ouvrit à son tour la porte donnant sur le pont Royal, et une foule de tout sexe se précipita dans cette partie du jardin. Des sans-culottes plantèrent pendant ce temps l’arbre de la Liberté dans le jardin des Capucins, et non sur la terrasse du jardin du château sur laquelle la rumeur plaçait un canon de la garde nationale prêt à tirer. Puis, la foule se rassembla dans la salle du Manège, et près de huit mille hommes défilèrent devant les députés.

Le château s’était préparé à sa défense. Le roi convoqua le Conseil et ordonna au ministre de la Guerre, le marquis de Chambonas, de prendre toutes les mesures nécessaires, mais de ne faire agir la garde qu’à la dernière extrémité. Dix bataillons s’alignaient sur la terrasse donnant sur le jardin, le long de la façade du château, empêchant le peuple venu du pont Royal de s’approcher des issues ; de nombreux corps de cavalerie occupaient la place du Carrousel, auxquels vinrent se joindre une importante artillerie et cinq bataillons de gardes nationaux, de gardes suisses et de gendarmes s’étalaient dans les cours. En outre, deux bataillons occupaient la terrasse du Bord de l’eau et quatre, la place Louis-XV. Enfin, un bataillon, deux gardes montante et descendante et cent gendarmes défendaient le château de l’intérieur. Romainvilliers avait le commandement général des troupes.

Un fois la lecture de l’adresse des faubourgs et le défilé dans la salle du Manège terminés, les manifestants quittèrent l’Assemblée pour se diriger vers le château, en longeant le mur de la terrasse des Feuillants jusqu’à la porte du Dauphin, située près du pavillon de Marsan, qui fut forcée. Puis, menés par Santerre, ils défilèrent sur la terrasse le long de la façade, devant les bataillons de la garde nationale qui n’opposèrent aucune résistance, jusqu’à la porte du pont Royal. La colonne contourna ensuite le pavillon de Flore, s’engagea sur le quai mais s’opposa à plusieurs gardes qui l’empêchèrent de franchir les guichets de la galerie du Bord de l’eau ; deux officiers municipaux ordonnèrent de céder le passage. Il devait être quatre heures moins le quart lorsque les manifestants, au nombre d’environ cinq mille, débouchèrent sur la place du Carrousel. Gardes nationaux et gendarmes à cheval les laissèrent s’avancer jusqu’au devant de la porte Royale.

Massés devant le château de « monsieur Véto », certains sans-culottes ne dissimulaient pas leur colère, agitant leurs piques, haches, pistolets, couteaux, sabres et bâtons. Au-dessus des bonnets rouges flottaient de nombreux étendards où s’inscrivaient des formules patriotiques, telles que « Tremblez tyrans, le peuple est armé » ou « Union des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau, voici les sans-culottes ». La porte Royale était fermée. L’officier municipal Boucher-René harangua le peuple pour le dissuader d’entrer de force : « Vous ne devez pas entrer en armes chez le roi ; la cour fait partie de son habitation ; il nous a dit, il y a une demi-heure, qu’il attendait votre pétition, mais dans les formes prescrites par la loi ». La municipalité n’autorisait en effet que vingt manifestants non armés à entrer pour s’adresser au roi. Pourtant, l’effervescence était extrême. On parvint de justesse à empêcher la foule de prendre d’assaut l’hôtel d’Elbœuf dans lequel était soupçonnée la présence d’un canon tourné contre le Carrousel. Pendant ce temps, les canonniers du bataillon du Val de Grâce désobéissaient à leur commandant qui voulait leur faire évacuer la place, et tournaient leurs pièces contre la façade. L’invasion de la demeure royale par les sans-culottes armés n’était plus qu’une question de minutes.

Ce fut à quatre heures, de l’intérieur de la cour, qu’un canonnier de la garde nationale prit soudain l’initiative d’ouvrir la porte Royale. Mêlés aux gardes et aux gendarmes, les assaillants inondèrent la cour en un instant, molestant les officiers qui tentaient de s’opposer à leur passage, et se précipitèrent dans le vestibule du pavillon central, tandis qu’une partie de la foule, restée dans les cours, hurlait « A bas monsieur Veto » sous les fenêtres du premier étage. Les sans-culottes gravirent le grand escalier, traînant derrière eux un énorme canon — qu’il fallut d’ailleurs redescendre quelques minutes plus tard — et débouchèrent dans la salle des Cent-Suisses.

Acloque, chef de la deuxième légion de la garde nationale, se hâta de prévenir la famille royale, réunie dans la chambre du roi, de l’imminence du danger. Pour apaiser la foule, Louis XVI accepta de se montrer, et se rendit dans la salle de l’Œil-de-bœuf où il fut entouré par Acloque, plusieurs officiers, les ministres Lajard et Chambonas, Madame Elisabeth et d’autres personnes encore. Il se laissa placer dans l’embrasure d’une des fenêtres de la pièce, tandis que l’on disposait devant lui plusieurs rangs de banquettes pour le protéger. Six grenadiers royalistes du bataillon des Filles-Saint-Thomas arrivèrent au même instant. Le sergent des canonniers Joly se plaça à la droite du roi, un grenadier, Auguste, à sa gauche, et le maréchal de Mouchy s’assit devant.

Une seule pièce, la salle des suisses, séparait à cet instant le roi des sans-culottes. Certains d’entre eux avaient déjà envahi la terrasse d’où, par les fenêtres de l’Œil-de-bœuf, ils observaient le monarque. Les vociférations des assaillants se rapprochaient de seconde en seconde. Soudain, attaquée à coups de hache, la porte de la salle vola en éclats. Les grenadiers parvinrent à contenir le peuple pendant quelques minutes, puis furent contraints de se replier sur la personne du roi. Les sans-culottes déferlèrent dans la pièce, bientôt rejoints par ceux de la terrasse, brandissant leurs armes en direction de Louis XVI. L’un des grenadiers qui l’entouraient lui murmura : « Sire, n’ayez pas peur. — Moi, peur ? répondit le roi. L’homme de bien qui a fait son devoir ne connaît ni crainte ni remords. » Et il se saisit de la main du soldat pour la placer sur son cœur, lui demandant s’il battait plus vite qu’à l’ordinaire.

Lorsque le tumulte se fut quelque peu apaisé, le sans-culotte Legendre, fixant le roi, prit la parole : « Monsieur, écoutez-nous, vous êtes fait pour nous écouter. Vous êtes un perfide. Vous nous avez toujours trompé, vous nous trompez encore. Mais prenez garde à vous ; la mesure est à son comble, et le peuple est las de se voir votre jouet. » C’était la première fois que le peuple tenait de cette façon le roi à sa merci. Legendre lut ensuite une pétition ordonnant au souverain de lever son veto sur les décrets de l’Assemblée et de rappeler les ministres jacobins qu’il avait renvoyé. Les cris de la foule lui firent écho : « A bas le veto, sanction des décrets ! » Un sans-culotte ne cessait de répéter : « Sire, je vous demande, au nom de cent mille âmes qui m’entourent, le rappel des ministres patriotes que vous avez renvoyés. Je demande la sanction de décret sur les prêtres et les vingt mille hommes. L’exécution, ou vous périrez. — Vous vous écartez de la loi, se contenta de répondre le roi. Adressez-vous aux magistrats du peuple ». A un moment lui fut tendu un bonnet rouge à l’extrémité d’une pique. Le sergent Joly s’en empara, et le donna au roi qui s’en coiffa, tandis que la foule criait « Vive le roi ». Une bouteille de vin fut apportée un quart d’heure plus tard, et l’on but à la santé de la Nation. Puis le monarque orna son bonnet d’un ruban violet qui lui fut également présenté. Mais il ne fit aucune promesse quant à la sanction des décrets qu’exigeaient les sans-culottes.